au milieu des choses au centre de rien #9 
Gauthier Kriaa - Centre d’Art les Églises

Une armature de métal boulonné m’enserre je me suis assis au milieu des 6 mètres carrés qu’elle circonscrit je pense à ces fenêtres, châsses gardées incolores, sans formes ni couleurs, faute d’archives (l’église est reconstruite d’après gravures d’époque) * j’ai placé un miroir dans l’alcôve (verre couvert d’étain sur une face et de lait sur l’autre) la lumière y rebondit. quand un nuage blanc se reflète, il y apparaît rose. * le soleil coupe l’espace, coupe la vue. en venant, j’ai été ébloui par le soleil et j’ai manqué de renverser un homme. le soleil coupe la vue, blesse les hommes. * dans la serre, la profondeur apparaît avec l’entrée du soleil, indice intérieur de vie extérieure. sur le miroir au dehors, la profondeur disparaît avec l’entrée du soleil qui  .bouche le reflet .coupe la réflexion * un oiseau traverse les cadres lumineux, traverse les barres, traverse les champs, traverse les obstacles et les limites. l’oiseau relie l’intérieur et l’extérieur * cette situation de contention (contenir, contenu, contenter) me fait penser aux animaux d’un zoo derrière une cage un jour de pluie sans regardeur. liberté contenue, liberté circonscrite, décrite, découpée * dans le couvercle d’une boite j’ai posé un papier sur ce papier figure une image dans laquelle on voit une maquette d’architecture. dans l’architecture il y a une porte polylobée à travers laquelle on voit une salle de cinéma et un grand singe projeté à l’écran * un singe à l’écran, contenu dans une architecture, dans une maquette dont l’image est posée dans le couvercle d’une boîte * Nous sommes deux. Aurélien nous parle de cailloux qui remontent à la surface de Chelles. Partout (dit-il) on trouve des bifaces, bouts de roches qui ont résisté au temps, résidus de présence humaine. Il dit : les bifaces ont un, un virgule cinq millions d’années. On lui demande : l’homme est si vieux que ça alors ? Il y a quelques mois je lisais : si le temps était un livre de 1000 pages, l’homme ne représenterait même pas la dernière ligne de la dernière page * je porte un manteau blanc, drap de coton auquel j’ai ajouté une doublure a 7 poches, 7 poches pour contenir mes objets d’écriture dans une poche de mon manteau j’ai placé un caillou : une pierre sculptée, creusée en son sein pour en faire une lampe à huile. elle vient d’un autre pays, me vient de loin dans l’espace, bien que de proche dans le temps je garde l’objet dans une poche * les poches de mon manteau ne sont pas à l’extérieur, elles sont à l’intérieur mais avec le singe, avec la pierre, je m’ouvre à l’extérieur. j’ouvre la serre * le soleil a tourné. il n’aveugle plus le miroir de lait au reflet rose une lampe électrique l’éclaire sans fin, ni fein. sa lumière se perd. elle projette seulement le contour du miroir dans une niche située à ma gauche * enfermés avec moi : mes objets intérieurs. la pierre, le singe, le ruban, les odeurs (la térébenthine qui nourrit la matière et dilue la couleur, le talc qui adoucit le toucher) * à mes côtés le singe – poils bleus et visage rouge – apparaît dans le cadre de la porte. le singe est immense, l’architecture toute petite. *

(la pierre, le singe, le ruban1


Reclus, en immersion dans le Centre d’Art les Églises, Gauthier Kriaa a entrepris un travail méditatif qu’il nous a été permis de suivre le temps d’une après-midi.

Un miroir à la surface écaillée lui sert de repère dans l’espace et rencontre son regard à chaque fois qu’une lueur vient heurter sa couche lactée.

Dans cette chapelle à laquelle on a soustrait ses vitraux d’origine, Gauthier Kriaa dérobe à la serre son enveloppe pour lui tisser une seconde peau.

Écho aux phylactères, supports au sein desquels on insérait des fragments de textes dans les retables médiévaux, l’artiste déploie des rouleaux sur lesquels il vient ancrer ses mots.

Il s’est muni pour l’occasion d’un manteau confectionné par ses soins, un costume qu’il arbore et qui contient tous les éléments requis pour le cérémonial, résonnant avec la chasuble de Sainte-Bathilde conservée quelques mètres plus loin, dans une curieuse synchronicité.

Scribe d’un temps nouveau, Gauthier Kriaa rend le temps extensible à travers une performance de plusieurs heures qu’il exécute dans un silence solennel, au ralenti et en parallèle de la vie qui lui fait face à travers la large fenêtre de la chapelle autour de laquelle la ville s’est construite.

Il contemple et pose méthodiquement les objets face à lui, déroule lentement le scotch qu’il plonge dans le talc lui retirant alors ses propriétés essentielles. Il enroule à nouveau le scotch devenu papier, tout en lançant des regards furtifs au miroir obstrué de lait qu’il a préalablement installé à l'orée d’une niche laissée vide et dont on ne connaît pas l’usage.

Gauthier Kriaa s’attache à faire et défaire avec les quelques objets qu’il a élu, dans un équilibre caractéristique de sa pratique artistique. Ennoblissant par la ritualisation des outils somme toute triviaux, il fait du papier, du talc ou encore de l’aluminium des denrées rares, des trésors rendus trésors par son simple regard.

Une odeur de térébenthine envahit son territoire et se faufile lentement jusqu’à nous, le talc s’éparpille au sol en même temps qu’il travaille et s’entête à fixer sur le parchemin le flux ininterrompu de sa pensée.
Dans un moment de grâce qui s’est déroulé sous nos yeux, il jette le voile sur une période révolue pour se concentrer sur le présent qu’il magnifie et transcende à travers l’inlassable répétition de son geste attentif.

Les ombres le frôlent et le contournent à mesure que le jour s’écoule, le contour fugace d’un oiseau au sol traverse son œuvre en train de se faire, les parois de la serre se changent peu à peu en vitraux dont les cerclages s’estompent.

L’habitacle laissé nu dessine une travée dont l’armature serait rendue visible. Gauthier Kriaa l’habille et l’enserre en tournant autour d’elle avec son rouleau de mots pour en redessiner la structure.

Le miroir, comme une relique laissée sur place après le culte, est la preuve concrète de la douce parade réalisée par Gauthier Kriaa, nous rappelle que le temps de quelques heures la serre d’Arthur Guespin s’est muée, que de lieu de monstration elle est devenue chapelle décorée par les pensées d’un poète d’un jour.

emploi fictif



la boîte, le manteau, la serre, l’église : question d’échelles et de contenus * continuellement, la torche vide son énergie * le soleil tourne et sortira bientôt de la serre * le métal m’enserre, le manteau m’abrite. sans le manteau, j’ai le sentiment d’être observé, d’être sujet. le manteau abolit les barres de métal : sa couleur blanche le rapproche des pierres et du crépi qui couvre les murs de l’église. deuxième architecture, à même le corps * le soleil est sorti. le soleil tourne. il jette l’architecture au sol, y projette son dessin, et l’aplatit. silhouettes en ogive et décorations trilobées me rappellent le singe dans la porte polylobée * manteau blanc comme les murs de l’église. je rouvre mes pensées enfermées, pensées que j’avais inscrites sur des papiers que j’avais roulés, noués d’un fil de coton blanc, et que j’ai descellés. le papier se déroule lentement, garde mémoire de sa forme, a mémorisé la contrainte. je le regarde se détendre lentement, par saccades, jusqu’à reprendre sa forme plane d’origine. je pense privée de liens, la forme disparaît. * la lampe continue d’éclairer, le bouchon imbibé de parfum continue d’odorer, le singe dans la boîte continue de reposer, le soleil continue d’éclairer. passage de nuage, miroir rose. * le cadre de la serre ne contient rien. les fenêtres de l’église ne contiennent rien (pas de vitraux mais un verre nu, et je pense médium pour ouverture autant que pour fermeture). la serre est une grille. elle place un repère dans l’espace, un seuil, des lignes qui guident la pensée. dénudée de sa bâche, elle ne contient plus d’espace, elle le dessine. elle ne m’enferme pas mais est enfermée, contenue par l’église qui l’entoure et la surplombe la serre dessine l’espace, le rend possible, visible. elle le désigne sans le posséder. l’église ne désigne pas, elle possède, elle contient. l’église ne contiendrait (ne détiendrait) pas l’espace si elle ne le surplombait pas de son plafond. je repense à mon enfance : après-midi sous un arbre, sentiment que l’ombre de l’arbre lui appartient, qu’être sous l’arbre, c’est être dans l’arbre. Que l’ombre ne tombe pas, mais qu’elle m’aspire. l’arbre me contient. son ombre m’aspire et j’ai plongé dedans. * ma pensée ne cesse de fuir (image de la fuite d’eau), alors que je tente de la contenir. Elle s’échappe vers le dehors, vers d’autres personnes, d’autres lectures. le propre de la pensée (contrairement peut-être à l’instinct) n’est-il pas d’importer le dehors à l’ombre de nos inquiétudes, dans la grille de nos questionnements ? P.P. me parle de la fascination pour la béance, la trouée, le trou. rien de sexuel pour lui, plutôt la fascination du noir, de l’énigme qui attire autant qu’elle effraie celui qui la rencontre. la grotte, peut-être, abrite quelque réponse ou quelque danger. mais pour y voir plus clair on allume une torche. l’ombre appelle le feu, alors que certaines réponses n’appartiennent qu’au grand noir. les bêtes vivent dans le noir, apparaissent furtivement, entre deux buissons, dans une trouée (ou percée) de lumière * le soleil approche et effleure déjà le bord de la serre. l’extérieur s’apprête à y entrer de nouveau . le miroir n’est plus rose, le nuage a passé. la lampe l’éclaire mais son reflet se perd au dehors : l’église est trop lumineuse, la lumière s’y diffuse, s’y confuse. ne reste que l’ombre projetée du miroir, derrière lui, dans le fond de l’alcôve. dans l’ombre, la forme. * le soleil est entré, l’espace se rouvre.



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Visuels - Vues de l’exposition « au milieu des choses au centre de rien # 9 », 19 mai 2021, Centre d’art Les Églises. 

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