au milieu des choses au centre de rien #3  Talita Otović - la supérette — centre d’art contemporain de Malakoff« ja ću da živim kako se meni odgovara 
je vivrais comme je l’entends »



maintenant et plus jamais —

(sad i nikad više, archives de la mère de l'artiste, 1990)



Le 13 mars 2021, la serre d’Arthur Guespin est devenue le grenier de Talita Otović, une cabane faite de traces empilées établie au milieu d’une ancienne supérette, nouveau lieu du centre d’art contemporain de Malakoff. Amas de cartons et reliquats d’une histoire familiale qui l’habite étaient réunis dans cet habitacle clos au sein duquel ont défilé des micro-récits adaptés au format des cinq moniteurs qui rythmaient l’environnement.

Au sein de ces archives personnelles mises à notre disposition, une procession de visages et d’instants de vie composent des scènes désarticulées liées par le seul fil narratif de l’affect et de la quotidienneté. Moments incontournables et atemporels qui ponctuent toute vie de famille et dont l’artiste ne connaît pas toujours l’auteur•ice ni la personne immortalisée : ils sont un héritage visuel généré par une caméra passée de mains en mains, pérennisant sans hiérarchisation le passage du temps.

Ces histoires muettes qui défilent sous nos yeux retracent dix ans de vie et de destins multiples que Talita Otović a retravaillés et montés dans un geste artistique qui s’apparente à une entreprise introspective.


Entre l’ici et là-bas, c'est la voix de la mère de l’artiste qui fait office de jonction entre ces narrations disparates, ces parcelles visuelles ainsi réunies et activées par le son. Le doux murmure guttural qui s’échappe de la serre et qui davantage se dessine à mesure qu’on s’en approche, donne à entendre une histoire elle aussi mobile. Celle d’une adaptation forcée, de l’aube d’un entre-deux vies à l’image de son discours où se mêlent français et dialecte yougo.

La multiplicité des écrans et des récits enchevêtrés fait écho à la complexité de transcrire l’histoire encore à construire d’un pays morcelé. Face à une mémoire collective éclatée, l’artiste se saisit de fragments pour décrypter un héritage et des souvenirs qui lui appartiennent autant qu’ils lui échappent, et qu’elle partage avec nous dans une tentative paradoxale de se les approprier.

À travers la projection d’un lieu à l’intersection de deux territoires, entre le grenier et la salle à manger de la maison familiale au village, Talita Otović nous offre une part intime et caractéristique de son histoire dans une installation à la résonance pourtant universelle. Les scènes de plage, de cuisine collective, de mariages, s’apparentent à l’extension d’une mémoire propre à chacun. Ravivant nos souvenirs familiaux, l’artiste nous permet de nous remémorer les moments partagés et la vie quotidienne des générations qui nous ont précédées. Les écrans pluriels, témoins d’époques différentes, conservent et protègent ces récits, agissant comme des vitrines construites le temps d’une journée, et qui ne font sens qu’en ce lieu.



Omniprésente au sein de ce sanctuaire poétique, la figure tutélaire de la mère fait office de repère. Son monologue exprime les difficultés à trouver un point d’ancrage au sein d’un territoire gris qu’elle conçoit comme une parenthèse dans son parcours, un temps où la barrière de la langue est vécue comme une forme d’emprisonnement. La mère de l’artiste témoigne ainsi de sa difficulté à envisager physiquement ce territoire comme le sien.

Dans son œuvre, Talita Otović cherche à sonder sa propre appartenance à une zone géographique, sans alimenter les stéréotypes trop souvent attachés à l’Europe de l’Est dans un imaginaire collectif qu’elle tente de déconstruire. Ses images, mises en dialogue avec le témoignage maternel, sont autant de manières d’interroger ce qui fait la légèreté qui singularise un peuple pourtant héritier d’une histoire politique douloureuse. 

Réactivant, par son simple regard, des archives familiales oubliées, elle transforme la trace triviale en point de départ d’histoires qui ne demandent qu’à exister. Sans même s’en rendre compte, on a déjà baptisé cette femme qui se maquille, imaginé la vie de celle sur le point de se marier et scellé le destin de la pauvre poule chassée sous nos yeux.

Dans cet espace qui semble avoir été conçu par un•e syllogomane, Talita Otović confronte les photographies de son père au service militaire à celles de magazines bosniens qui évoquent autant de périples vécus par sa famille. Au sein de ce contenu croisant différentes sources que l’on peine à cerner, demeure en retrait le caméscope familial à l’origine de la première trace. Dans une atmosphère voilée qui fait appel au souvenir, Talita Otović met en scène une mémoire commune mais singulière, au cœur d’un abri où a régné, le temps d’un instant, une relative imperfection plus ou moins maîtrisée, de celles qui ne peuvent advenir qu’ici, maintenant et plus jamais.


emploi fictif


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Visuels - Vues de l’exposition “au milieu des choses au centre de rien #3”, 13 mars 2021, la supérette. © Talita Otović, Arthur Guespin, emploi fictif.


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